A l'écoute de nos sensations

 

Le corps n'est pas une mécanique secondaire. Lui laisser pleinement vivre sa vie, savoir mettre en sourdine le diktat de l'esprit, c'est ce que les techniques psychocorporelles modernes et les pratiques orientales nous enseignent.

 

Longtemps délaissé, le corps est en train d'opérer un sérieux comeback en Occident. En témoignent le développement des thérapies psychocorporelles, l'engouement pour les techniques orientales comme le tai-chi, le qi gong ou encore le yoga, mais aussi, paradoxalement, les mises en scène artistiques ou médiatiques dans lesquelles la présence du corps est affirmée avec outrance et provocation. Pour le psychanalyste Serge Tisseron, les corps « percés », tatoués, hypersexualités, tels qu'on peut les voir dans la rue, la publicité ou la mode, ne sauraient être réduits à une simple opération commerciale, mais annoncent un retour en force du corps dans notre culture. « Pendant longtemps, le corps a été écarté, analyse-t-il. Aujourd'hui, pour la première fois dans notre culture occidentale, on est prêt à envisager le travail de l'esprit comme le prolongement du corps. »
Une ébauche de réappropriation, de revalorisation, qui vient bousculer la conception traditionnelle. Mis de côté par la psychanalyse, ravalé au rang de machine par la médecine classique, le corps est surtout envisagé comme un outil, que l'on se doit d'entretenir pour répondre aux normes sociales et esthétiques en vigueur mais que l'on traite avec une grande violence, comme une machine à dompter, à maîtriser, séparée du reste de l'être. Des régimes qui affament, des heures de jogging éreintant, tout est bon pour discipliner ce corps rebelle, « ce brouillon à corriger », pour reprendre l'expression du sociologue David Le Breton(1).

 

Un adversaire à dompter ?

« On a aujourd'hui une conception du corps machine qui nous fait croire que l'on peut faire ce que l'on veut de son corps, le modeler à l'envi, explique Pierre Dalarun, psychomotricien. Cela conduit à la représentation d'un corps très morcelé, que l'on peut amener au garage pour y faire changer la pièce défaillante. En essayant de le formater à ce que sa tête demande, on fait de son propre corps un corps étranger. » Il devient un adversaire que l'on cherche ou à dompter ou à oublier. En aucun cas un allié. « Un corps qui est jugé, discipliné ou abandonné est toujours maltraité parce qu'il n'est pas ressenti, explique Erick Dietrich(2), psychosomato-thérapeute. Si on ne le vit pas de l'intérieur, on ne peut pas lui fournir les soins dont il a besoin. »

La dure domination de l'esprit

Pour Pierre Dalarun, « il y a un fort retentissement entre l'esprit et le corps. L'esprit domine le corps chez la plupart des gens, ce qui peut se traduire par des tensions, des maux de ventre ou de dos, des comportements alimentaires tels que l'anorexie ou la boulimie. Je vois aussi beaucoup de gens marcher "à côté de leur corps". Or, il est important que ça aille aussi dans l'autre sens, que l'esprit s'adapte à ce que le corps demande. » Catherine Bazin, ancienne championne internationale de lancer de disque, aujourd'hui professeur d'éducation physique et praticienne Feldenkrais, est, elle aussi, le témoin de cette domination du corps par l'esprit, y compris dans l'acceptation de la souffrance : « Les gens sont extraordinaires dans leur capacité à se faire mal avec le sourire. Le monde est fait pour la force, le volontarisme, la performance plutôt que l'intelligence du mouvement. »
Pas étonnant à ce régime-là de ne pas se sentir bien dans son corps malgré tous nos efforts. Et si nous envisagions cette partie de nous, aussi importante que l'esprit à qui nous donnons toujours la priorité, d'une façon différente ?

La grande oubliée : la sensation

La première étape pour reprendre pied dans son corps et le laisser exister en tant que tel est d'écouter ce qu'il a à nous dire. Selon Catherine Bazin, « pour écouter son corps, il faut avoir de l'intérêt et de la considération pour lui, pour la façon dont il se comporte, accorder de l'importance à son bien-être. » Une prise de conscience charnelle et organique qui demande du temps et de l'attention que peu de gens sont prêts à donner à leur corps. « Beaucoup de gens n'écoutent pas leur corps, constate Pierre Dalarun. J'ai même des patients médecins ou chirurgiens, qui, malgré une très bonne connaissance de l'anatomie et de son fonctionnement, sont complètement sourds à leur propre corporalité. » Qu'est ce qui est donc si difficile à entendre ? Il semblerait que la grande oubliée soit la sensation, par laquelle le corps s'exprime mais aussi comprend et parfois, guérit. « C'est le développement psychomoteur de l'enfant qui nous apprend l'importance de la sensation. Mais, à l'âge adulte, l'intellect parasite tout, renchérit Pierre Dalarun. Je vois passer dans mon cabinet des gens qui ont essayé toutes les méthodes, appliqué tous les conseils, fait tous les exercices mais sans jamais rien ressentir. » Catherine Bazin se souvient, elle, des premières séances de Feldenkrais où son corps a éprouvé des sensations inconnues ou oubliées: « Sentir ces choses incroyables dans mon corps provoquait chez moi des fous rires de jubilation! »

L'éloge de la lenteur

La sensation au centre de tout. Une approche que l'on retrouve dans les nombreuses thérapies corporelles ou méthodes fondées sur le mouvement. Des pratiques, qui, à l'heure où chacun est comptable de son temps et de ses gestes, reviennent à un éloge de la lenteur. Une lenteur pour laquelle nous au sommes de moins en moins programmés dans notre vie quotidienne et qui peut devenir effrayante. « Ecouter son corps peut être anxiogène pour pas mal de gens. Se retrouver face à son corps n'est pas toujours facile, estime Pierre Dalarun. C'est un peu comme se confronter au vide. Se rendre disponible à soi, c'est aussi prendre le risque d'être submergé par l'émotion. »
L'émotion serait donc le lien entre le corps et l'esprit, ce qui les réunit pour le meilleur et pour le pire. Elle peut être verrouillée profondément dans sa tête et dans son ventre. Elle peut aussi libérer le corps et l'esprit, si tant est qu'on la laisse affleurer. « Quand on n'est pas dans son corps, c'est qu'on est trop dans sa tête. En intellectualisant de façon excessive le corps, on passe à côté d'éléments vécus. C'est nier l'autonomie du corps que vouloir toujours lui imposer la volonté de l'esprit, de vouloir tout contrôler. Beaucoup de personnes ont peur de perdre pied, de lâcher prise. Ils se raccrochent aux branches. » Se raccrocher aux branches alors que parfois sauter dans le vide, laisser son corps vous raconter vos émotions les plus profondes peut se révéler un excellent moyen de lui rendre son autonomie et sa liberté.

Marie Kock

1. Auteur de l'Adieu au corps (Métailié, 2001), et Anthropologie du corps et modernité (PUF, 2005).
2. Auteur d'Une nouvelle vision de la thérapie (La Louvière, 1994). 

Psychologies magazine, hors série oct-nov 2005, "le Guide du Développement personnel"


Anne-Claire Storaï 

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